La foi inébranlable, l’engagement sacerdotal pour la Mouridiyya, l’intelligence stratégique et situationnelle, l’audace et le courage sans limite, s’incarnaient dans la personne de Atou Diagne. Son œuvre est grandiose et marquante. Que Hizbut Tarqiyya et la voie lumineuse qu’il a tracée lui survivent. Je le rencontrai pour la première fois en 1994 au siège du Dahira des étudiants mourides à Dakar et depuis lors, l’homme m’a toujours témoigné une estime et une affection qui feront grandir notre complicité. Je l’ai vu pour la dernière fois à Tivaouane où il était invité par la zawiyya à faire une conférence dans le cadre des journées scientifiques.
L’histoire de Atou Diagne épouse celle du Dahira des étudiants mourides de Dakar (Dem) qui est devenu le Daara Hizbut Tarqiyya. Il lui a imprimé une force et un rythme qui lui ont permis de représenter pour beaucoup de jeunes élèves et étudiants une voie alternative au moment où les idéologies traditionnellement attractives (marxisme, nationalisme, etc.) s’essoufflaient dans les années 70 et 80. Mouridisme et récupération de notre souveraineté culturelle autour de nos valeurs de civilisation sont les deux ingrédients de l’offre doctrinale portée par Atou.
Le processus de changement commence en 1978 avec la suppression de la ségrégation étudiants-sympathisants, et le début de théorisation des fondements idéologiques du mouvement. Ainsi, d’après Momar Coumba Diop, la volonté d’orthodoxie qui sous-tend les manifestations culturelles et les autres activités du dahira met en valeur un modèle archétypal, celui du lettré arabe : «Seuls ceux qui savent lire et écrire l’arabe sont susceptibles d’exercer le pouvoir.» Mais comment ce modèle s’est-il superposé à la référence scolaire et universitaire occidentale et française (ou au moins francophone) à laquelle le dahira ne peut échapper ? Pourtant cette référence est également constante, revendiquée comme un outil pour mieux domestiquer les valeurs occidentales, puis les dépasser et enfin les combattre. La superposition des modèles ou leur combinaison implique ainsi que les détenteurs du pouvoir soient ceux qui entrent le mieux dans les deux moules. Le fonctionnement du Dem ne pouvait être assuré que par ce type de membre, à la fois outillé et conscient. Le bureau n’était ainsi composé que d’étudiants et d’anciens étudiants. Il n’était pas encore question à la fin des années soixante-dix, que les sympathisants illettrés en français soient du bureau. Le dahira avait une image à défendre, sa propre image et celle de Cheikh Ahmadou Bamba. Il «décide de ne pas s’orienter vers la reprise des grands thèmes populaires mourides» et de se consacrer à l’édition et à la traduction en français des écrits du fondateur, notamment de ses œuvres qui clarifient sa pensée soufie et son penchant orthodoxe : «les clés du paradis», «le viatique des jeunes» entre autres. Se considérant comme la crème et la vitrine du mouridisme, les étudiants mourides voulaient se différencier de la masse mal vue en ville et dans le milieu intellectuel, francisant comme arabisant. Dans cette optique, ils choisirent également de participer collectivement au Magal, pèlerinage annuel pendant lequel tous les fastes sont déployés pour mettre en scène l’image de la foi, du nombre, de la puissance et de la pérennité de l’œuvre du fondateur. Progressivement, ils en feront leur sacerdoce et leur raison d’être. Complètement tombé sous le charme des étudiants et transférant à tout le dahira la profonde affection qu’il a toujours vouée à Atou Diagne, le Khalife général accède à toutes leurs sollicitations. Le Dem bénéficie ainsi désormais de toutes les attentions et de tous les égards de la part de l’institution khalifale. Ses membres sont associés aux travaux d’impression des œuvres de Cheikh Ahmadou Bamba que la bibliothèque abrite, et mieux, on leur confie les travaux d’aménagement et de décoration du «puits de la miséricorde» (Aïnou Rahmati). Une stèle portant les écrits du cheikh concernant le puits et leur traduction en français et en anglais est imaginée et réalisée, ainsi que d’autres petits aménagements. Ces travaux ont définitivement raffermi les relations entre le dahira et le khalife, le premier étant considéré par le second comme une sorte d’instrument modernisant et de vitrine. Les membres du dahira se sentaient ainsi parrainés et protégés par l’autorité suprême de la confrérie, qui se déplaçait personnellement chaque jour pour venir s’assurer du bon déroulement des travaux. En outre, la qualité des travaux a amplifié l’admiration des autres mourides pour le dahira qui voit le nombre de ses membres monter en flèche. Dans cette même période, le khalife les met en relation avec plusieurs personnalités importantes, pour que celles-ci puissent partager son admiration pour eux.
La carte de visite du dahira s’est ainsi beaucoup enrichie en quelques années. Et plus qu’un dahira, on voit naître un mouvement d’envergure assez importante qui touche à tout, diversifie ses ressources en diversifiant son recrutement, étend ses actions dans plusieurs domaines. Dans cette optique, le Dem réfléchit sur ses orientations idéologiques. Il choisit tout d’abord de s’inscrire en dehors des logiques laïques d’encadrement en ne se déclarant pas au ministère de l’Intérieur comme une association. Son projet repose en théorie sur la volonté de servir la cause de l’islam à travers le fondateur du mouridisme dont ils pensent constituer les «é l u s «». Nonobstant la part non négligeable des non-étudiants, il se définit comme une organisation d’intellectuels qui, imbus de l’instruction de l’ancienne puissance, défend malgré tout des valeurs de civilisation ancrées dans la confrérie mouride. Il se présente ainsi comme la manifestation de la victoire de Cheikh Ahmadou Bamba sur l’assimilation culturelle qui était au demeurant la nouvelle arme de domination de la puissance coloniale (la France»). «Une mise en valeur du pays, un attachement raisonné de l’indigène à notre œuvre, tel est donc l’objet de la nouvelle conquête, conquête moins rapide et brillante que la première, mais aussi féconde et méritoire, et dont l’instrument ne peut être que l’école», ou encore «c‘est de la formation intellectuelle et morale de nos indigènes que dépend en majeure partie l’avenir de notre œuvre coloniale», sont les principales citations sorties par le président du dahira des Archives nationales du Sénégal pour convaincre ses membres de la portée de leur action.
L’image de résistant du marabout, qui a servi le nationalisme sénégalais des indépendances, est donc reprise par le dahira dans ses fondements idéologiques : «Nous, nous sommes ceux qui veulent marcher comme ceci : nous maîtriserons tout ce que l’école française apprend, mais partout où on nous verra, il apparaitra que c’est Serigne Bamba (autre nom donné au Cheikh) notre référence». «Verser du sang est révolu et Serigne Touba ne l’a demandé́ à personne. Mais nous lui donnons nos vies dans le cadre du respect des recommandations et interdits divins, et l’enracinement dans le travail qu’il a accompli pour le prophète», martèle Atou le président de séance lors de l’assemblée générale du II mai 1996.
Mais le pilier idéologique le plus important est une autre dimension du Djebëlu, l’acte fondamental par lequel le disciple mouride fait allégeance à son marabout et sur lequel beaucoup d’études ont été menées, notamment dans ses implications politiques, économiques et sociales. Il s’agit du diayanté, pacte ou engagement sacerdotal, don complet de sa personne et de ses biens pour la cause exclusive de Cheikh Ahmadou Bamba. Il est constamment rappelé, renouvelé par évocation des exemples des compagnons du prophète Mohamed qui, pour le développement de l’islam et lors de la bataille de Badar (Bedr), se sont engagés à mourir pour la nouvelle religion en échange des plus hautes grâces du paradis’». Les actions zélées de Cheikh Ibra Fall, lieutenant de Cheikh Ahmadou Bamba et considéré́ comme l’archétype du disciple parfait, sont également souvent rappelées pour étayer les messages d’exhortation à l’attention des membres. Le principe du «faire ce qu’on ne peut pas» et du «rien n’est trop difficile» doit ainsi sous-tendre toutes les actions du daara dont les membres se représentent en soldats au service de Cheikh Ahmadou Bamba. L’émulation et la compétition entre les membres sont recherchées et ceux qui rechignent à la tâche ou contestent les choix sont minorisés, disqualifiés, voire bannis. Dans le même ordre d’idées, le Daara Hizbut Tarqiyya n’accepte pas que ses membres se définissent comme de simples mourides. Il se considère comme l’élite qui se différencie par son action zélée, mesurée par le volume et la qualité́ des services. Il se pose ainsi par opposition au commun des mourides qui ressentent cela comme un rejet et comme de l’ostracisme. Cette opposition qui a pour objectif de créer l’image élitiste et différente du daara, a trouvé́ sa manifestation extérieure avec les baay laat, tenues vestimentaires qui leur sont propres. Celles-ci sont constituées de longues tuniques aux manches larges, avec une ouverture brodée au cou. Le baay laat porte le nom du khalife qui leur a donné toute leur légitimité dans la confrérie et dans la ville, et son adoption est une marque d’affection et de reconnaissance à son égard. Son adoption est peut-être également le fait du hasard. C’est le khalife qui avait donné́ à Atou Diagne plusieurs baay laat qu’il ne portait plus, et cette tenue portée par le chef s’est progressivement imposée comme la tenue de référence, devenue presque obligatoire.
Plusieurs accessoires lui sont associés, notamment le makhtoum, sorte de pochette en cuir de taille variable qui pend du cou jusqu’à hauteur du bas-ventre ou des cuisses, les babouches et le kaala, longue écharpe qui sert également à se ceindre la taille au travail. Le crâne rasé, la petite barbe et les pieds nus à Touba font partie de cette image. Mais depuis quelques années, Hizbut Tarqiyya s’est complètement identifié au pèlerinage de Touba.
Diagne, responsable du Daara Hizbut Tarqiyya, à la fin des épreuves du Cheikh. Avec cette commémoration, Cheikh Ahmadou Bamba prend à revers l’idée coloniale d’«exil». Celui-ci et les assignations en résidence surveillée sont représentés par lui-même comme des épreuves qui lui permettent d’accéder aux grâces les plus élevées. Le magal est donc une commémoration festive faite de chants religieux, de récitations du saint Coran, de visites aux lieux sacrés et aux marabouts. C’est aussi le «moment de se remémorer et de vivre intensément la victoire culturelle éclatante remportée par le Grand Cheikh dans son combat contre toutes les entreprises d’assimilation et d’aliénation de nos propres valeurs»», selon Atou Diagne qui lui donne ainsi un sens symbolique à couleur nationaliste. Depuis la création du dahira, des caravanes étaient organisées avec les cotisations des membres. Cette manière d’organiser le voyage n’était pas propre aux étudiants. Il s’agissait pour les membres des dahira en général de partager les vicissitudes du voyage vers Touba, de partager le même lieu d’hébergement, les mêmes visites aux lieux saints, les mêmes repas. C’est un jour en vue pendant toute l’année et tout est fait pour le préparer. Le Dem organisait une grande caravane et élisait domicile pendant les trois jours dans une concession située à l’est en face de l’esplanade de la grande mosquée. Cette maison prêtée par un marabout de la famille centrale (Serigne Abdou Aziz Bara) a ainsi abrité pendant plusieurs années, à l’occasion du Magal, une exposition sur la vie et l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba, réalisée à partir du patrimoine de la bibliothèque et des supports pédagogiques utilisés lors de conférences à Dakar. Cette exposition était surtout interne mais constituait une démarche nouvelle qui devait exprimer la spécificité du dahira par rapport au reste de la confrérie. Elle s’adressait également aux intellectuels à qui elle voulait montrer que la culture mouride pouvait s’exprimer dans un cadre moderne. L’exposition se faisait à la belle étoile avec des panneaux sur lesquels on affichait des photographies commentées et des écrits retraçant l’histoire des relations entre la confrérie et les autorités coloniales. La signification du Magal tenait également une bonne place dans les commentaires. Cette démarche innovante est allée en se renforçant. Sortant d’abord de la concession où le dahira était hébergé, l’exposition s’est ensuite donnée à voir dans des espaces publics, notamment celui réservé à la prière de la fin du ramadan et la grande bibliothèque de Touba, ou encore sur les grandes radiales surplombées de banderoles sur lesquelles on pouvait lire tous les slogans et grands termes de prosélytisme de la conftérie. Cette occupation d’espaces publics est significative d’une nouvelle dimension prise par le dahira dans la ville de Touba, à travers son pèlerinage. Sa participation dans son animation n’a cessé de s’amplifier. Si, de l’intérieur, «c’était la croix et la bannière pour mettre en place l’exposition» et satisfaire tous les besoins du dahira pendant cette grande manifestation, cette contribution des étudiants était vue comme une raison de fierté du fait de sa touche intellectuelle et modernisante, et était brandie pour proclamer la puissance de l’œuvre du fondateur. Celui-ci avait, dit-on, fini par «conquérir tous les cœurs», même les plus résistants, ceux des intellectuels. L’extension progressive de l’animation culturelle est le fait de Serigne Abdoul Ahad, khalife de la confrérie entre 1968 et 1989.
Les travaux du «puits de la miséricorde» ont parallèlement constitué un tournant pour le dahira et sa relation avec le Magal. Pour préparer le pèlerinage de l’année 1986, les étudiants mourides reçoivent du khalife, un peu en guise de récompense, une somme assez importante et chargée pour eux de symbole mystique, ainsi que certaines denrées alimentaires. L’abondance vécue pendant la manifestation de cette année-là ainsi que les prédictions optimistes du khalife sur le dahira («cela ira chaque année en se développant», aurait-il dit à leur propos) sont le déterminant et le point de départ d’un diayanté (engagement) à toujours faire plus et mieux pour la réussite de la plus grande manifestation de la confrérie mouride et de la ville de Touba. Tous les sacrifices étaient possibles, se disaient-il pour ne pas faire moins que cette année charnière. Ce pacte a été progressivement théorisé, étendu et est devenu la principale raison d’être de Hizbut Tarqiyya, ainsi que son instrument de positionnement dans l’espace confrérique et toubien. Cette commémoration a été le tremplin par lequel évoluent ses fondements idéologiques et son fonctionnement. Elle est l’occasion d’une démonstration de force perpétuelle du dahira, et est perçue comme le moment de mesure de son engagement déterminé et de sa fidélité. Ce principe porte aux extrêmes la recommandation de Cheikh Ahmadou Bamba de rendre grâce à Dieu par tous les moyens en ce jour.
A l’image de Touba Ca Kanam aujourd’hui, la mobilisation et la motivation des membres passent également par une politique de communication interne qui met en exergue les réalisations, les donne à voir à l’aide principalement d’une dynamique commission audiovisuelle, donnant ainsi l’impression d’appartenir à un mouvement d’avant-garde et de grande portée. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont constamment instrumentalisées pour moderniser le fonctionnement et conformer l’image du dahira à celle de Cheikh Ahmadou Bamba. Le rôle de pionnier de Hizbut Tarqiyya est confirmé par la création d’un site web dont le contenu est révélateur du projet universaliste de la Mouridiyya et d’une volonté affichée de promouvoir le message de Serigne Touba à travers internet. Les mourides se positionnent ainsi dans la bataille du contenu et des savoirs, qui est la seule qui vaille dans le contexte de la mondialisation.
Dr Cheikh GUÈYE –Chercheur auteur de l’ouvrage «Touba la capitale des Mourides»
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