Contexte institutionnel du vote de la loi d’habilitation

La solidité des institutions d’un Etat est souvent mise à l’épreuve à l’occasion d’événements dont l’irruption peut surprendre les observateurs et les prospectivistes les plus avertis. C’est à l’aune de soubresauts multiformes et multidimensionnels susceptibles de survenir dans la marche d’une Nation qu’on peut tester les capacités réelles de résilience des institutions qui la représentent. Certes, il est bien possible de percevoir le dysfonctionnement institutionnel en temps normal, mais, cette réalité se révèle plus dramatique en temps de crise. L’analyse du contexte institutionnel de l’avènement de la pandémie du coronavirus et chemin faisant du vote de la loi d’habilitation offre une grille de lecture éloquente permettant d’illustrer avec une parfaite aisance la faiblesse, longtemps décriée, des organes étatiques dépositaires de la volonté populaire au Sénégal. En effet, les secousses sociales déchirantes telles que le soulèvement syndical généralisé de mai 1968, la révolte des policiers en 1987, ou bien, les conflits politiques exacerbés tels que les événements de décembre 1962, les émeutes nées des contestations électorales de la Présidentielle de 1988…etc., ont été des épreuves effroyables subies par la Nation sénégalaise et qui ont failli conduire à l’irréparable.
Et ceci pour cause, si on fait un diagnostic minutieux, les errements institutionnels découlant du système politique sénégalais. Les institutions du pays sont largement tributaires de la constitution française de la cinquième République nonobstant notre accès à la souveraineté internationale. En vérité, on pourrait affirmer, sans ambages, que la charte fondamentale de la République du Sénégal est une copie conforme de la constitution du 4 octobre 1958 de l’ancienne métropole. Ce mimétisme juridique regrettable ne pouvait donc être sans conséquences malheureuses à l’épreuve de la mise en œuvre. La greffe ne pouvait, immanquablement, ne pas déboucher sur une incompatibilité vu que le corps social sénégalais a des caractéristiques qui lui sont propres. Les diverses manifestations de ce rejet foisonnent et sont comme un limon charrié par le long fleuve agité de l’histoire de notre Etat postcolonial. Malgré ce constat amer relevé par de nombreuses études scientifiques1, le pays s’enfonce et s’entête dans cette voie scabreuse. La survenance de deux alternances politiques, respectivement, le 19 mars 2000 et le 25 mars 2012, n’a pas permis de dévier le pays de cette direction somme toute infructueuse.
Dès lors, la pandémie du Covid-19 ne pouvait être qu’une occasion de plus pour rappeler la nécessité impérieuse de refonte d’une nouvelle République du Sénégal ancrée dans ses valeurs sociales. En réalité, au-delà d’être une crise sanitaire, le coronavirus est un coup de semonce dont la finalité, entre autres, est d’indiquer aux décideurs publics l’urgente acuité de réinventer une nouvelle trajectoire plus conforme aux aspirations de notre Peuple. Désormais, il est inacceptable, derechef, d’assister à une impuissance et une démission de l’Assemblée nationale. En effet, la situation exceptionnelle née de la présence du virus sur le territoire national a conduit le président de la République à invoquer l’article 69 de notre Constitution et la loi 69-29 du 29 avril 1969 portant Etat d’urgence et Etat de siège. Ce faisant, le chef de l’Exécutif a réduit, une fois n’est pas coutume, la Représentation nationale à sa plus simple expression. Celle-ci, avant l’expiration des 12 jours fixés comme étant la durée initiale de l’Etat d’urgence, s’est contentée de se réunir pour autoriser le président de la République à gouverner par ordonnances conformément à l’alinéa 1 de l’article 77 de la Constitution. Ainsi, la loi d’habilitation No2020-13 du 02 avril 2020 prorogeant l’Etat d’urgence pour une période de 3 mois, au besoin, a été votée, toutefois, au mépris du Règlement intérieur de l’institution parlementaire. En fait, sous prétexte d’urgence sanitaire, les dispositions invoquées, à savoir les articles 19 et 73 de ce règlement, ne donnent nullement le pouvoir à la conférence des présidents de fixer le nombre de députés devant siéger et voter la loi d’habilitation au niveau de la plénière à 33 sur 165 des leurs.
Certainement, une saisine du Conseil constitutionnel aurait permis de soulever ces griefs pertinents aux fins d’annuler cette loi pour violation manifeste du Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Mais, il fallait ne pas compter sur l’opposition parlementaire pour intenter un recours en inconstitutionnalité car, depuis l’épisode malheureux de l’élection présidentielle de 2019, elle boycotte la plus haute juridiction du pays du fait de son rôle légitimiste du régime de Macky Sall. Sans aucun doute, la mise sous coupe réglée de l’institution judiciaire par le pouvoir exécutif est une donnée constante de la vie politique sénégalaise eu égard à l’expérience vécue de tous les régimes qui se sont succédé à la tête du pays. Le recours déposé devant la Cour suprême pour obtenir l’annulation de la mesure étatique interdisant le rapatriement des corps des émigrés morts du Covid-19 au Sénégal a été un exemple patent, de plus, prouvant cette assertion. En effet, la juridiction supérieure, entendait, par cet arrêt, aller dans le sens souhaité par les autorités exécutives2. Or, ces dernières, acculées par la diaspora dont l’apport dans notre économie, faut-il le rappeler, est supérieur à l’aide publique au développement, ont fait une volte-face spectaculaire désavouant, de ce fait, en filigrane, le juge administratif.
Ce dernier, d’ailleurs, a été saisi par le Congrès pour la Renaissance Démocratique (Crd), une plateforme de l’opposition composée des formations politiques suivantes : le Tekki de Mamadou Lamine Diallo, la République des Valeurs de Thierno Alassane Sall et l’Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (Act) de Abdoul Mbaye, pour se prononcer sur le fameux vrai-faux décret 2020-964 du 17 avril 2020 accordant l’honorariat aux anciens présidents de l’institution constitutionnelle du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Déjà, faut-il le relever, le débat sur l’opportunité et l’utilité de cette institution, ainsi que le Haut conseil des collectivités territoriales (Hcct), une trouvaille de Macky Sall pour ressusciter le défunt Sénat, a été, de tout temps, agité au niveau de l’opinion publique sénégalaise3, à plus forte raison, en cette période des vaches maigres du fait du désastre économique4 consécutif à la fulgurance de la crise totale liée au coronavirus.
Quoiqu’il en soit, le tollé soulevé par le décret en question témoigne, avec suffisance, qu’il s’agit d’un des scandales les plus éhontés du régime actuel. Au-delà du manque notoire d’éthique des dirigeants du pays qu’il met à nu, encore une fois, sur la place publique, il remet en cause la crédibilité de la plus haute institution du pays et par ricochet la sécurité juridique de et dans notre Etat, de même que la souveraineté de la République du Sénégal et de nous autres citoyens. Cette affaire est d’une gravité extrême car elle sape tout l’édifice républicain dont s’est doté le pays depuis son indépendance. La signature du chef de l’Etat s’est trouvée apposée sur ce décret dont la présidence de la République, à travers sa cellule de communication, conteste la validité et l’entrée en vigueur parce qu’il n’aurait pas été publié au Journal Officiel. Or, à peine quelques jours après ce démenti de farce, il a été découvert, cette fois ci, publié au Journal Officiel, le décret 2020-976 du 21 avril 2020 nommant Mme Aminata Tall à la fonction de présidente honoraire du Cese. Dans les visas de cet acte administratif, on y retrouve mentionné bel et bien le décret 2020-964.
Pis encore, voulant illico presto tirer son mentor de cette affaire embarrassante, le Directeur général du journal Le Soleil, a publié, d’après lui, le vrai décret 2020-964. En conséquence, on se retrouve face à deux décrets portant le même numéro. Et cette fois ci, les avantages financiers et matériels énumérés dans le «premier» décret 2020-964, ayant été octroyés au moment où on demande aux «gorgorlou» de participer à l’effort de guerre contre le coronavirus, source de la levée de boucliers, et dont le patron du quotidien national entend nier l’existence, ne figurent pas sur le «deuxième» dont il a pris la gravissime responsabilité de porter la connaissance à l’endroit de l’opinion publique nationale et internationale. En tout état de cause, il ne faut pas espérer, dans ce dossier, de la Cour suprême, un sursaut d’orgueil ou un «devoir d’ingratitude» comme l’avait savamment conceptualisé Robert Badinter, encore moins du procureur de la République parce que les plus hautes autorités de ce pays sont prises en flagrant délit de faux. Elles se sont embourbées dans un écheveau inextricable.
Auparavant, il fallait rappeler que la cause principale de tout cet imbroglio étatique se trouve en grande partie dans la nature présidentielle pour ne pas dire présidentialiste du régime politique sénégalais. Depuis la constitution du 7 mars 1963, le président de la République est un monarque constitutionnel. Tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains périssables. D’aucuns parlent de l’hypertrophie du pouvoir exécutif. En termes clairs, toutes les autres institutions lui sont inféodées. De ce fait, la séparation des pouvoirs consacrée par le préambule comme étant un des principes constitutionnels de gouvernance du pays n’est que formelle. La triste réalité, c’est qu’au fond, le pouvoir législatif tout comme l’institution judiciaire, demeure largement assujetti aux desiderata du chef de l’Exécutif. Ce dernier, paradoxalement, n’est tenu pour responsable de rien du tout en cas de carence. Il définit la politique de la Nation5 et charge le gouvernement de l’exécuter, cependant, il ne peut être tenu responsable de la mise en œuvre défectueuse de sa politique, encore moins de la pertinence de son programme de gouvernance. Le seul délit auquel il peut être poursuivi, c’est la haute trahison6 dont il est problématique de déterminer les contours. Ce n’est pas donc surprenant, jusqu’à ce jour, qu’aucun président n’ait jamais fait l’objet d’une telle poursuite ayant abouti à une condamnation.
C’est le Premier ministre, à la tête du gouvernement, qui pouvait initier la question de confiance ou être inquiété par une motion de censure pouvant conduire à la chute de son équipe si l’Assemblée nationale en exprimait la volonté par un vote, au scrutin public, à la majorité absolue des membres composant l’institution parlementaire7. Or, depuis l’entrée en vigueur de loi constitutionnelle No7/ 2019 du 4 mai 2019, le poste de Premier ministre a été supprimé comme ce fut le cas de 1963 à 1970 et de 1983 à 1990. Raison pour laquelle, on peut affirmer qu’il n’y a plus de gouvernement au Sénégal à l’image du régime présidentiel américain. En vérité, le Président Macky Sall n’a que des collaborateurs. Il est, actuellement, le seul maître à bord.
En définitive, tout ceci montre avec force détails que le modèle de la démocratie représentative souffre, de nos jours, de terribles limites auxquelles il faut apporter, le plus tôt possible, des correctifs. En réalité, à la place de la démocratie, on assiste à la tyrannie d’une oligarchie formée d’une élite occidentalisée8 qui a réussi, en complicité, naturellement, avec la puissance des ordres traditionnels et surtout religieux9, à s’accaparer des ressources publiques et ainsi implanter un système de prédation qui n’est animé que par une logique de conservation au pouvoir quel qu’en soit le prix10. C’est pourquoi, le réveil risque d’être brutal pour cette caste d’hommes politiques parce que le Peuple sénégalais a entamé un processus irréversible de reconquête de sa souveraineté.
Mamadou DJITTE
Docteur en Droit Public/Consultant
1 Voir : Sénégal : trajectoires d’un Etat sous la direction de Momar Coumba Diop, Codesria, Dakar, 1992, 500 pages.
Dia Mamadou, Afrique, le prix de la liberté, l’Harmattan, Paris, 2001, 395 pages.
2 Voir, www.aps.sn, consulté le 18/06/2020 à 13h 56 mn.
3 Diene Nicolas, lettre ouverte d’un citoyen sénégalais au Prési­dent de la République du Sénégal. Voir, guestuinfos.com, consulté le 17/06/2020 à 15h 36 mn.
4 «La pandémie de Covid-19 a un impact significatif sur l’activité économique, accentué par les mesures de fermeture des frontières, le couvre-feu et la distanciation sociale. Le taux de croissance du PIB est projeté à1, 1% pour l’année 2020 contre 5,3% en 2019.» Voir, www.imf.org, consulté le 17/06/2020 à 15h 54 mn.
5 Voir article 42 de la Constitution de la République du Sénégal.
6 Voir article 101 de la Constitution de la République du Sénégal.
7 Voir article 86 de la constitution de la République du Sénégal.
8 Voir: Diaw Aminata, « la démocratie des lettrés », in, « Sénégal : trajectoires d’un Etat » sous la direction de Momar Coumba Diop, Dakar, Codesria, 1992, pp.299-328.
9 Voir : O’Brien Donald Cruise, Diop Momar Coumba et Diouf Mamadou, La construction de l’Etat au Sénégal, Editions Karathala, Paris, 2002, 228 pages.
10 Jibrin Ibrahim, « Transitions et successions politiques au Niger », in, Diop Momar-Coumba, Diouf Mamadou, Les figures du politique en Afrique : des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus, Editions Karthala et Codestria, Paris et Dakar, 1999, pp.189-216.

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