Une utopie à Gandiol

La voiture ralentit enfin après avoir roulé à vive allure sur la belle route des Niayes. La chaleur annonce également sa présence en cette après-midi de Ramadan. Je reviens ici pour la deuxième fois en un mois. Le lieu est toujours aussi beau. Les immenses dunes de sable se succèdent et ceignent la route telle une parure dorée sur une peau sombre. Partout des femmes qui cherchent l’eau, extraient le sel et marchent sur les bords de route, enfants sur le dos. Les hommes sont partis à l’assaut des grandes villes pour chercher une meilleure vie négligeant la terre des origines. Je ne verrai pas Saint-Louis cette fois. Gandiol n’est plus une halte exotique sur la route de la vieille ville. Elle est par elle-même et par ce qu’elle produit pour penser une utopie créatrice.

Nous sommes accueillis par Mamadou Dia, maître des lieux. Il est entouré de Laura, de son équipe dont une majorité de femmes et des habitants du village, qui viennent ici chercher du réconfort dans cet antre des possibles afin de fuir un quotidien peu agréable.

Mamadou Dia. En 2006, à 21 ans, il embarque dans une pirogue direction l’Espagne ; une âme de plus au sein du miséreux peuple de Barça wala barsakh. Après une escapade périlleuse de huit jours en mer, il échoue sur l’île de la Gomera dans les Canaries. Débute pour lui la vie des immigrés indexés comme clandestins, dans un lieu où ils ne sont pas désirés. Un début d’exil ponctué par la faim, la précarité, le rejet, le racisme. En 2012, il parle couramment l’espagnol, s’est intégré dans son nouveau pays, multiplie les conférences publiques et les interventions médiatiques et publie «3052», un récit de son aventure de l’Afrique vers l’Europe dont le titre fait référence au nombre de kilomètres qui sépare Dakar de Murcie, première ville où l’auteur a vécu en Europe.
La même année, il crée l’Ong Hahatay et rentre à Gandiol pour penser et réaliser une utopie dans ce petit bout de territoire coincé entre le fleuve Sénégal et l’océan Atlantique, voisin du parc de la Langue de Barbarie.

De ce retour sont nés un centre culturel qui accueille une école et une bibliothèque, et un immense espace appelé Tabax Nite (Construire l’humain). Construit en matériaux locaux, ce centre est un lieu de rencontres, de formation, de transmission, d’expression artistique et d’activités communautaires avec comme soubassement le retour aux imaginaires africains. Ce lieu, qui accueille une radio communautaire, une ferme durable ainsi qu’un centre de santé, explore les moyens de faire vivre une humanité reliée par une économie circulaire et verte, une vie dans l’autosuffisance en ressources et dans le respect d’une harmonie devenue rare dans les grands centres urbains. Le lieu a la particularité d’être bâti uniquement par des femmes qui n’ont jamais été formées auparavant au métier de la construction.

A Gandiol, Tabax Nite accueille des artistes, des chercheurs, des penseurs et des visiteurs sénégalais et étrangers qui viennent s’inspirer de ce lieu qui va à rebours des normes classiques du développement. Ces normes qui s’inspirent d’autres modèles ont pourtant montré leurs limites relativement à la quête d’une harmonie sociale, de relations humaines, de préservation des ressources, de prise en compte de l’urgence climatique et du rapport qui doit exister entre toutes les espèces du vivant, les locataires de la terre qui doivent trouver une manière d’habiter ensemble un espace commun.

J’ai vu se mettre en œuvre à Gandiol une utopie en marche qui sacralise le sens des communs et la formulation d’une autre éthique de l’habitabilité de la terre. Ce lieu est un refuge, un espace autre qui pousse à penser une nouvelle manière de faire face au chaos qui arrive et dont les humains, par leur exploitation sauvage des ressources et leur manière malsaine d’habiter la terre, sont responsables.

Comment faire en sorte que ces lieux alternatifs se multiplient ? Comment les rendre viables et autonomes par eux-mêmes afin de créer une nouvelle économie qui enchâsse dans les normes sociales de chaque contexte, les réalités culturelles et les imaginaires de progrès existants ? Comment arriver à politiser ces offres de vie autre existantes, pour présenter les prémices d’un futur harmonieux ?

Le capitalisme est englué dans une longue crise qui peut-être lui sera fatale. D’autres propositions de modèle existent. Il faudrait provoquer dans le grand mur du capitalisme des fissures et insérer des rêves et des idées pour rendre l’impossible possible.

Tabax Nite est une proposition alternative en mouvement dont l’intuition de base, basée sur le progrès en commun, relève du sens. C’est une manière alternative de penser une vie dans la dignité pour la communauté et une prise en charge des savoirs, des pratiques et des formes qui existent dans nos communautés et qui sont enfouis et inutilisés dans nos initiatives. Il s’agit de ne plus importer tous les modèles, mais d’ancrer les offres dans une géographie physique et humaine pour fédérer les énergies autour d’une vision de la société et créer du lien salvateur.

En attendant le surgissement d’un monde autre, des échappées de sens sont possibles dans les entrailles du capitalisme pour bâtir des idées et des rêves. J’ai vu une utopie en marche à Gandiol.

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