L’Universitaire, spécialiste de la Mouridiyya, à laquelle il a déjà consacré deux ouvrages salués par la critique, ainsi que bon nombre de publications universitaires, démontre que, contrairement aux idées reçues, l’autorité du khalife au sein de la communauté mouride n’est pas aussi absolue que l’on pourrait le croire de l’extérieur.
Par Mohamed GUEYE – A la fin du mois d’avril dernier, le Professeur d’histoire Cheikh Anta Babou, spécialiste de la Mouridiyya, a présenté au public dakarois son dernier ouvrage, The Murridiyya on the move – Islam, migration and place making, publié aux Etats-Unis. Devant un parterre très limité en nombre, du fait des mesures de protection contre la pandémie de Covid-19, l’universitaire, enseignant à l’Université de Pennsylvanie, a été interpellé par le public du Centre de recherche ouest-africain (Warc en anglais), sur les relations de pouvoir au sein de la communauté mouride, ainsi que les rapports qui existent entre les fortes diasporas installées à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et dans certains pays d’Europe. Sur tous ces points, il a été d’une précision scientifique.
Cheikh Babou a ainsi déclaré que «le Mouridisme a toujours été décentralisé. Même du vivant de Serigne Touba, il y avait des dizaines de villages mourides, des dizaines de Cheikh autonomes. Autonomes sur le plan de la gestion de leurs affaires, unis sur le plan des symboles et de la représentation». Lesdits symboles et représentations ne sont, à ses yeux, ni contestables ni contestés. C’est-à-dire : «Touba est le centre de la confrérie, le descendant mâle de Ahmadou Bamba est le khalife, et nous tous nous rendons au Magal à Touba. Même si à côté chacun des Cheikh peut avoir son petit Magal pour faire ses propres affaires.»
A côté de cela, souligne-t-il, «si le khalife appelle pour des adiya, pour le Mouridisme central comme je l’appelle, on participe. Mais la petite cuisine interne du petit marabout, le khalife ne s’en mêle pas du tout. Surtout quand il s’agit des représentants des grandes familles, des Cheikh qui étaient aux côtés de Serigne Touba». Ces gens jouissent d’une grande autonomie dans leur autorité que le khalife ne contestera jamais, même si du dehors ils semblent bénéficier de tous les pouvoirs.
«Tout ce que les khalifes disent, c’est on va construire une mosquée quelque part, on veut faire une bibliothèque pour Serigne Touba, et je demande à tout le monde de contribuer. Parfois même, il fait des ‘’Sass – obligations’’, pour dire, ‘’la famille de tel donne tant, et telle autre donne tant’’, même si cela se fait de moins en moins maintenant. Mais la cuisine interne à chaque Cheikh, les relations avec les talibés, ce que ces derniers donnent à leur Serigne, le khalife ne s’en mêle pas. C’est cela le grand paradoxe. Le Mouridisme a toujours été décentralisé.»
C’est dire que contrairement à ce que les non-initiés peuvent penser, «il y a toujours eu des tensions et des conflits, mais ils sont bien masqués. Seuls ceux qui sont de l’intérieur le savent».
Le spécialiste, lui-même Mouride, révèle : «Le Mouride dira toujours : ‘’Si le Cheikh me demande de lui donner tout ce que je possède, je le lui donne sans hésiter, mon compte bancaire, mes biens, etc. Je préfère vivre pauvre que refuser de répondre à l’appel de mon Cheikh pour de l’argent’’. Cela est bon pour la propagande. Mais la réalité et que beaucoup de ces gens-là ont des Mercedes, des maisons de luxe et des milliards dans les banques, et ne les donnent pas au Cheikh. Mais sur le plan symbolique, tu as 10 milliards, tu donnes 100 millions, et tu clames que tu donnes tout au Cheikh, que tu préfères mourir pauvre qu’avoir des problèmes avec ton guide. Cela fait partie de l’idéologie. Ce sont les représentations qui trompent ceux qui regardent le Mouridisme de l’extérieur. Mais ceux qui le vivent de l’intérieur savent que même du temps de Cheikh Ahmadou Bamba, les tensions existaient. Et elles sont gérées d’une certaine manière.»
Dans ces conditions, comment pourrait se dessiner l’avenir de la Tarikha ? Le spécialiste indique : «Je me risque à faire ici des pronostics. Je crois que le symbolisme demeurera, à savoir que le mausolée de Serigne Touba continuera à être le centre principal du rayonnement de Serigne Touba. Personne ne va le remettre en cause. Si on cherche la baraka, on va à Touba, au mausolée. L’héritier mâle de Serigne Touba dirigera. C’est cela le rayonnement, le symbolisme. Maintenant, le pouvoir, c’est-à-dire la capacité de faire faire des choses, cela va se négocier. D’ailleurs, cela se négocie déjà actuellement.»
Il précise : «Qui a connu Serigne Abdou Lahat et sa façon de gérer sait qu’avec Serigne Mountakha, les choses ont bien changé. Serigne Mountakha, qui est un petit-fils, parle toujours de consensus. Il y a peut-être un millier, 2 milliers ou 3 milliers de petits-fils. Serigne Abdou Lahat, lui, prenait le micro et disait : ‘’Je vous demande de faire ceci… Vous le faites, c’est bien, vous ne le faites pas, je le ferai au nom de Serigne Touba, parce que je suis Serigne Touba sur terre.’’ Mais depuis Serigne Bara et tous les petits-fils, le pouvoir central se négocie. Il faut trouver le consensus.»
Et à l’étranger, dans la diaspora aussi, le même phénomène se dessine. «Il y a des Mourides pour qui le Mouridisme, c’est Serigne Touba. Ils n’ont pas de Cheikh, ne font pas le djebelou. Ou s’ils le font, c’est au khabrou de Serigne Touba, et non pas à un Cheikh vivant. Ils pensent qu’il faut lire les khassaïdes, essayer de reconstruire la trajectoire de Serigne Bamba, mettre son pied là où ce dernier avait mis le sien.»
Babou, qui a visité plusieurs communautés mourides de la diaspora pour écrire son dernier ouvrage, a puisé de ses rencontres et de ses connaissances l’assurance qui lui permet d’affirmer : «Le Mouridisme demain sera ce que les disciples en feront. De plus en plus, surtout dans la diaspora, les disciples sont en train de prendre leur autonomie et de réinventer le Mouridisme à leur image. Ce phénomène finira par arriver aussi au Sénégal. Il est sûr que le Mouridisme ne sera pas toujours ce qu’il est aujourd’hui. D’ailleurs, il n’est plus ce qu’il était hier.»
mgueye@lequotidien.sn
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