Lorsqu’on parle des personnalités de l’islam aux Sénégal, d’aucuns oublient de le mentionner, soit par méconnaissance, soit par mégarde. Notre personnage emblématique et mystérieux s’est dissimulé dans l’immensité de la station de la Dissimulation (Katmiya) de telle sorte qu’il est resté inconnu des grandes masses, ce qui a généré autant de nuages noirs autour de sa personne. Ce héros national dont la présence auspicieuse en notre sein continue de constituer une Baraka inextinguible pour notre pays, qu’il serait commode de transmettre aux générations futures. Il incombe alors de mettre fin à toute clameur afin de réhabiliter El Hadji Abdoulaye Niass à sa véritable place, comme figure centrale dans l’écosystème de l’islam et de la Tidjaniya.
Un combattant contre les déviances païennes et l’assimilation coloniale
Le jihâd omarien contre les déviances séculaires a vu son continuateur en Tafsir Maba Diakhou Bâ, pour qui le très jeune El Hadji Abdoulaye Niass, qui avait 17 ans à l’époque où il le rejoignit, fut un relais important. Il participe avec lui aux campagnes pour parer aux raids des esclavagistes et protéger les musulmans contre l’oppression des Ceddo. A une époque où la Sénégambie était partagée entre le règne des animistes, l’émergence d’une nouvelle classe maraboutique et le regain de forces des colonisateurs visant à asservir les populations. El Hadji Abdoulaye a très tôt compris l’importance de prendre les armes pour libérer ses semblables, en parfaite conformité avec les enseignements du Prophète (Saws). Le terme jihâd, qui après maintes déformations et mal interprétations terminologiques, voudrait plus dire «effort» que «combat à mort». Il a fait montre d’un génie militaire précoce et étonnant lors de la bataille contre le chef de guerre français, Pinet-Laprade, dans la vallée de Pathé Badiane. Une patrouille que El Hadji Abdoulaye Niass dirigeait a eu à affronter le Lieutenant Le Clairet. Au cours du combat, en habile tacticien, il conseilla de couper les arbres aux alentours, à hauteur d’hommes, dès lors les soldats de Maba tirèrent leurs turbans pour envelopper la tête des arbres afin que, de loin, par illusion d’optique, les Français croient que ce sont eux. Lorsque les canons de l’ennemi ont été tirés et déchargés, El Hadji Abdoulaye et ses troupes les ont pris par surprise en leur infligeant de lourdes pertes et Pinet-Laprade fut blessé à l’épaule. L’Armée française, composée de plus de 7500 éléments, a été défaite par El Hadji Abdoulaye Niass et les guerriers de Maba. Son courage et ses hauts faits d’armes sont décrits par l’érudit Serigne Mbacké Bousso, qui dit: «Nul lion au milieu d’un bosquet ne serait comparable à El Hadji Abdoulaye Niass de par son courage et sa bravoure pendant les jours de bataille.»
Son passé de jihadiste lui vaudra plus tard l’inimitié des Français, raison principale pour laquelle il s’exila volontairement en territoire anglais lorsque sa ville fut brûlée après un complot contre sa personne. Le traitement de l’Administration coloniale à son encontre semble être le fruit de son activisme, éloigné du mode de vie qu’ils auraient voulu imposer aux «Serigne» que des réels problèmes qu’il leur aurait causés. Combattant acharné et patriote de première heure, pionnier de la lutte et de la résistance contre la colonisation, le Sénégal hérité des colons a failli ne pas le reconnaître comme tel.
L’action éducatrice de El Hadji Abdoulaye au Sénégal
Assurément l’un des érudits de l’islam les plus lettrés d’Afrique de l’Ouest, sa bibliothèque, chose d’ailleurs rare à l’époque, était la plus garnie du pays. Fort de ses pérégrinations dans les pays arabes après son pèlerinage à la Mecque en 1890, il en a profité pour visiter la prestigieuse université Al Azhar en Egypte. Au cours de cette visite, il fut soumis à une série de joutes oratoires autour de l’islam, exercice qu’il réussit avec brio et un diplôme attestant de son érudition lui fut délivré. El Hadji Abdoulaye Niass devint ainsi le «premier noir diplômé d’une université du monde arabe». Il profita de ce séjour pour acheter d’innombrables ouvrages qu’il rapportera au Sénégal et qui contribueront à renforcer la formation de milliers de personnalités. A l’origine de la création de la majorité des daara et mosquées dans le Saloum ou le Rip de l’époque, tel que mentionné par le Lieutenant Chaudron de l’Administration coloniale dans les archives nationales, ainsi du Fouta au Djolof, le Sine Saloum et dans toute la Gambie, ceux qui ont étudié à sa porte se comptent par milliers. D’ailleurs un rapport du Commandant de Nioro le décrivait comme le marabout ayant le plus de disciples dans le Rip et dans le Saloum. De même Paul Marty, dans son livre l’Islam au Sénégal (1915), donne une idée assez précise de la distribution des disciples de El Hadj Abdoulaye Niass dans la Sénégambie. Il fait valoir que de tous les groupements religieux dérivés de El Hadj Omar, sa branche était la plus importante. A la fin du jihâd, qui était devenu contreproductif par rapport à son ambition d’éduquer les masses à l’islam, il entreprit à partir de 1879, autour de la Sénégambie, de faire l’exégèse du Coran, communément appelé «Tafsir al Quran». Ainsi durant 43 années, il battit un record encore inégalé dans le domaine, celui de se prêter 114 fois à cet exercice pas à la portée de tous dans le domaine des sciences islamiques. Aussi à l’aide du Gamou, un concept qu’il a initié, et des séances de Tafsir, il a propagé l’islam aux quatre coins de la Sénégambie. Autour de Taïba Niassène, sa ville, s’était formé un véritable hub de sciences islamiques qui a participé au développement d’écoles comme celle de Ndiaye-Ndiaye Wolof qui, à elle seule, a revêtu une importance capitale au Sénégal, de par ses aspects historique, socio-éducatif et religieux. Shaykh Ibrahim Niass, son fils, rapporte dans une interview avec le magazine Jawharoul islam : «Son centre éducatif était un carrefour pour les érudits et les sommités de la littérature, de l’art poétique et de l’appel islamique, qu’ils furent marocains, maures ou sénégalais.» En effet, sa demeure ne désemplissait pas de chercheurs de toutes sortes, car tous trouvaient à sa porte l’objet de leur quête. Jadis, la quête des sciences islamiques menait bon nombre de nos compatriotes aux pays du Maghreb, l’effluve qui a jailli entre ses mains a créé le chemin inverse. Ainsi des sommités musulmanes maures ou d’autres pays d’Afrique se sont ruées à sa porte car «il est aussi doté d’une érudition sans précédent dans le domaine de la Ḥaqîqa. Je veux nommer le Shaykh de l’islam, cette lumière qui dissipa les ténèbres, l’illustre imâm, le grand maître El Hadji Abdallah Niass», tel que l’a cité l’éminent Tijânî Ibn Bâba dans le poème qu’il lui a adressé.
Le but de son action éducatrice était de former un musulman qui ne serait pas sujet à l’assimilation française, le modus operandi de la propagation de la colonisation à travers l’acculturation. Il abhorrait tout ce qui émanait des Français et n’était aucunement disposé à participer d’une manière ou d’une autre à étendre leur domination au Sénégal. Ainsi, il prohibait l’école française à ses enfants et n’a jamais participé à l’effort de guerre pour la France en envoyant des disciples, comme ce fut le cas pour certains chefs religieux. El Hadji Abdoulaye Niass a légué à la postérité beaucoup d’ouvrages dont certains ont été perdus, mais son héritage le plus important demeure les hommes et femmes qu’il a formés ou qui ont été formés à sa suite et qui aujourd’hui représentent sa plus brillante contribution à la consolidation de l’islam au Sénégal et dans le monde. Le Sénégal hérité des colons ne l’a pas encore reconnu comme tel.
Khalife et grand commandeur de la Tidjania en Afrique de l’Ouest
Sans doute la polémique la plus récurrente et dont il serait intéressant d’éclairer l’opinion une bonne fois pour toute. Le spirituel à la sénégalaise voulant coûte que coûte centraliser les voies qui mènent à Allah alors qu’elles sont vastes et diverses et passent par plusieurs chemins, outre une même personne ou une même famille religieuse.
El Hadji Abdoulaye Niass a embrassé la Tidjaniya auprès de son oncle, Serigne Ibrahima Thiam, surnommé Serigne Kellélle, en 1873, et a rapidement gravi les échelons du fait de son amour pour le fondateur mais aussi de sa large érudition. Sa rencontre avec Thierno Mamadou Diallo à Wack Ngouna marque l’obtention de sa première Ijaza dans la tariqa ; il est ainsi élevé au rang de Muqaddam dans la voie à travers une chaîne de connection hafizite et omarienne. Du fait de son influence sans cesse grandissante et le nombre de ses disciples, il décida de voyager vers Fès en 1910. C’est à la Zawiya de Cheikh Ahmad Tidjani qu’il verra la réalisation de l’ensemble de ses voeux. De là, il recevra 6 Ijaza des 6 plus grandes personnalités de la tariqa à cette époque, à savoir Cheikh Muhammad Al-Bachîr Tidjani, Cheikh Ahmad El Abdallaoui, Cheikh Sidi Taib As Sefiani, Cheikh Muhammad Al-Araby Al-Mouhib Sijelmassi, Cheikh Abdu Karîm Benniss et Cheikh Ahmad Skiredj, ainsi qu’un septième dans des circonstances où il faudrait un ouvrage entier rien que pour l’expliciter. Une liste complète de tous ces Ijaza figure dans le livre le Salasiloul Nuzar de l’éminent savant mauritanien, Muḥammad Maḥmud al-Ḥanafî. Il devient ainsi un des premiers dignitaires tidiane du Sénégal à recevoir le titre de Khalife de la Tidjaniya en Afrique de l’Ouest.
El Hadji Abdoulaye Niass rentra au Sénégal la même année et séjourna à Dakar où il s’est livré à des séances de questions réponses autour de l’islam avec les dignitaires musulmans lébous, puis il visitera à Thiès El Hadji Ahmad Barro Ndiéguène pour qui il tracera les contours de la zawiya à l’aide d’un rouleau de corde qu’il rapporta de Fès. El Hadji Abdoulaye Niass séjournera ensuite à Thiamène Kajoor chez son disciple Modou Thiam Fougeras. C’est dans ce village que le Cheikh El Hadji Malick Sy viendra lui rendra visite dans le but de récupérer le dépôt qu’il lui a ramené de Fès, il s’agissait en faite d’un secret de la Tariqa fait de codes non retranscriptibles et dont la passation se fait de bouche à oreille.
Ainsi que d’une Ijaza Itlaq délivrée par Shaykh Skiredj à l’intention de El Hadji Malick Sy qui l’a mentionné dans son ouvrage Ifhām al-munkir al-jānī, ainsi que les ḥurūf ou lettres qui composent le secret.
C’est après celà que le Cheikh El Hadji Malick Sy, dans sa courtoisie légendaire, l’invitera à séjourner à Tivaouane, chez lui, pendant 28 jours au courant du mois de février 1911. Les relations entre les nobles Cheikh El Hadji Malick Sy et El Hadji Abdoulaye Niass ont débuté au Djolof. Leurs parents respectifs, Sayyid Ousmane Sy et Sayyid Mouhamad Niass, font partie, avec Mame Mor Anta Saly Mbacké, Serigne Lamine Sakho et Imâm Serigne Samba Toucouleur, des personnalités qui ont rejoint Maba Diakhou Bâ dans le Saloum lors de son appel au Jihad. Ils ont combattu côte à côte pour parer à l’animisme et la colonisation, tout en instituant l’islam et ses hautes valeurs morales. El Hadji Abdoulaye Niass a participé à ce jihad aux côtés de Seyyid Ousmane Sy dont il a été témoin du sacrifice à la bataille de Somb. Serigne Cheikh Tidjani Sy al Maktoum mentionne ces faits dans son livre L’inconnu de la Nation sénégalaise sur l’hagiographie Shaykh Sayyid El Hadji Malick Sy (Ra), à la page 10 en ces mots : «Je me suis appuyé sur des paroles envoyées par l’éminent érudit El Hadji abdallah Niass à l’imam El Hadji Malick Sy afin de lui fournir les informations relatives aux circonstances du décès de son père Sayyid Usmân Sy Ibn Mu‘âdh…»
Au cours de son séjour, El Hadji Abdoulaye sera fait imam de la mosquée et celui qui dispensait l’enseignement, un honneur qui était d’usage à l’époque entre confrères. Le but de ce séjour à Tivaouane, loin d’être à des fins d’affiliation, d’éducation spirituelle ou de compléter un quelconque manquement de ce qu’il a reçu de Fès comme l’affirment les langues fourchues et les dénégateurs qui ont attenté maintes falsifications à cette histoire.
Il s’agissait en vérité dans la démarche de El Hadji Malick Sy, d’obtenir auprès des autorités coloniales que El Hadji Abdoulaye Niass s’établisse pour de bon au Sénégal car, disait-il, «cet homme est une baraka immense pour ce pays». Ce qu’il fera en employant un avocat mulâtre, Me Carpot, qui fera une médiation à succès auprès du Gouverneur William Merlaud-Ponty. Le Commandant Brocard installa par la suite El Hadji Abdoulaye Niass à Kaolack, il appellera son nouveau village Lewna qui veut dire licite, chose à la laquelle il était tellement attaché qu’il finit par racheter le terrain à hauteur de 2000 fr à l’époque, afin qu’il soit des plus licites pour lui et sa famille, surtout pour rester indépendant vis-à-vis du colonisateur et ne jamais avoir à leur formuler une quelconque requête.
Aujourd’hui 100 années depuis son retour à Allah (Swt), il nous incombe de revisiter son histoire afin de nous inspirer et d’inspirer les générations futures confrontées à des défis contemporains tels que la perte de leur identité, le néocolonialisme, dans un monde où le matérialisme a fini de triompher. En 77 ans de vie, il a véhiculé des valeurs de quête incessante du savoir, de travail méthodique, d’engagement communautaire, d’activisme militant, et surtout d’éducation et d’éveil des masses.
Le Sénégal hérité des colons s’est évertué à nous diviser au nom de clivages interconfrériques étrangers à l’esprit de l’islam. Notre belle religion n’est pas pour la balkanisation créant des murs de Berlin de part et d’autre entre les Turuq. L’essentiel, pour la nouvelle génération d’hommes et de femmes de notre pays, est de connaître l’histoire de nos érudits et grandes figures afin de bâtir ou consolider notre identité nationale et par la même occasion, déconstruire les préjugés autour de personnalités comme la fierté de l’islam, El Hadji Abdoulaye Niass, envers qui nous avons à jamais un devoir de mémoire et de reconnaissance.
Idrissa DIOUM
Chercheur à Institut Islamique Nayloul Maram
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