Sur la route de Hong-Kong en passant par Ceuta

Ou le lien dialectique entre immigration illégale et absence de commerce équitable
En fin septembre dernier, un millier de jeunes Africains du Sud du Sahara, candidats à l’émigration en Europe, prennent d’assaut les barbelés de protection de Ceuta (enclave espagnole à l’extrême Nord du Maroc). Les gardes espagnols ripostent. Bilan : plusieurs morts et des dizaines de blessés. Combien parmi ces jeunes ont quitté leurs champs de coton au Sénégal, au Mali et au Burkina pour traverser le désert à la recherche de survie parce que ruinés par les lois iniques du commerce mondial. Pour le Nord comme pour le Sud, ce combat est capital parce que si l’humanité ne le réussit pas, nul ne pourra empêcher les paysans du Sud, ruinées par les lois iniques du commerce, et les jeunes diplômés chômeurs, parce que tributaires d’une économie exsangue, d’essayer de traverser le désert et les océans à la recherche de survie.
Tirant les enseignements de ce drame, d’ailleurs bientôt suivi par de nombreux autres, l’éditorialiste du quotidien marocain l’Opinion du 3 octobre 2005 fait montre d’une courageuse lucidité. «Pour le Maroc comme pour l’Espagne, écrit-il, c’est le grand dilemme. Malgré toute la bonne volonté, malgré la complicité positive et agissante et malgré la coopération étroite, le phénomène grandissant de l’immigration subsaharienne prend une ampleur telle que les moyens colossaux engagés, de part et d’autre, s’avèrent sans conséquences notables sur la déferlante migratoire…  Ratisser, pourchasser, interpeller, cantonner et rapatrier ne relèvent que de la gestion du phénomène une fois subi, mais jamais ces mesures n’arriveront à empêcher les récidives, ni à dissuader les nouveaux candidats toujours plus nombreux. Tant que les raisons politiques et socio-économiques à l’origine de cette migration persistent et s’accentuent dans les pays émetteurs, on continuera d’assister à des arrivages massifs. C’est la conséquence directe des écarts de développement gigantesques entre le Nord et le Sud…» La messe est ainsi dite. Et le rapport entre Ceuta et Hong-Kong  établi. L’échange inégal !  Il y a vingt ans, l’Afrique, toutes régions confondues, pesait 12% du commerce mondial. Dix ans après –milieu des années 90–, elle ne représentait plus que 8% de ce marché. Aujourd’hui, en 2005, elle pèse à peine 2% des échanges commerciaux internationaux.
A quelques encablures de la réunion ministérielle cruciale de l’Omc à Hong-Kong, il me paraît pertinent pour les Africains, mais aussi pour tous ceux qui ont une vision pour le moins sage et réaliste de l’avenir de l’humanité, de s’interroger sur la pertinence des choix qui guident le destin du monde d’aujourd’hui, tels que ceux-ci se déploient sur l’arène des négociations commerciales internationales.
De 12% à moins de 2% de parts de marché en 20 ans, il n’est nul besoin d’un dessin, pour comprendre qu’en continuant à chevaucher la monture Omc telle qu’elle est et telle qu’elle fonctionne, nous allons tout droit dans le mur. Un autre mur de Berlin sur la méditerranée.
Or que constatons-nous à la veille de la réunion cruciale de Hong-Kong ? Les belles résolutions de Doha –dont le cœur était : «commerce pour le développement»– restent encore, pour l’essentiel, lettre morte. Un survol de ce qu’il est advenu du «paquet de juillet» (terme désignant l’ensemble des décisions du Conseil général de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) de juillet 2004), salué en son temps par de nombreux observateurs comme un consensus susceptible de relancer le cycle de Doha après l’échec de Cancùn, autorise les plus grandes réserves quant à une issue heureuse de Hong-Kong :
–        Sur l’agriculture, secteur d’activité de l’essentiel des populations de l’Afrique subsaharienne, malgré les déclarations d’intention des pays développés de supprimer les subventions à l’exportation des produits agricoles qui causent de graves préjudices aux pays pauvres, aucune décision concrète n’a été prise pour fixer un calendrier d’élimination de ces subventions de façon à renforcer la compétitivité de l’Agriculture africaine.
–        S’agissant du coton, le Conseil général avait décidé de son «traitement rapide, ambitieux et spécifique». Le traitement n’a été ni rapide, ni ambitieux, encore moins spécifique. Entre juillet 2004 et juillet 2005, les subventions distorsives aux cotonculteurs des pays développés (quelques dizaines de milliers) ont continué à sévir dépassant le milliard de dollars des Etats-Unis, tandis que les producteurs de coton d’Afrique au Sud du Sahara ont perdu dans le même temps 450 millions de dollars. Les 15 millions de personnes concernées sont devenues encore plus pauvres, non pas parce qu’elles ont travaillé moins ni qu’elles ont été moins performantes au plan de la qualité de leur travail, mais simplement parce que la loi du plus fort continue de prévaloir dans le système des échanges internationaux.
–        Sur l’accès aux marchés : une étude d’Oxfam de mars 2002  –la situation n’a guère évolué depuis– montrait que «si l’Afrique accroissait de 1% sa part des exportations mondiales, les 70 milliards de dollars générés représenteraient approximativement le quintuple du montant consenti à la région au titre de l’aide et de la réduction de la dette». Les programmes de lutte contre la pauvreté s’en trouveraient assurément mieux soutenus. Mais l’accès aux marchés des produits agricoles, de l’Afrique au Sud du Sahara notamment, se heurte à des barrières commerciales quasi insurmontables. L’image invoquée par cette étude d’Oxfam est tout à fait parlante à cet égard car elle renvoie à une course d’obstacles où les sportifs les plus faibles doivent sauter les obstacles les plus hauts. «Lorsque les petits agriculteurs ou les ouvriers de l’industrie textile les plus pauvres pénètrent les marchés mondiaux, ils se voient opposer des obstacles à l’importation quatre fois plus élevés que ceux auxquels les producteurs des pays riches sont confrontés.» A ce jeu, l’Afrique perd deux (2) milliards de dollars l’an si l’on en croit Oxfam.
–        Concernant les tarifs industriels, les membres de l’Omc  n’ont pas encore trouvé de consensus sur la formule de réductions tarifaires à appliquer alors que les pays du Sud exportateurs de produits de base (sucre, banane, etc.) sont de plus en inquiets de l’effet de l’érosion des marques préférentielles sur leurs économies.
–        Sur les questions de développement  non plus, il n’y a pas eu à proprement parler d’avancée. Si nous pouvons nous féliciter d’initiatives telles que le cadre intégré ou le Jitap qui ont pour objet de renforcer les capacités de production et d’offre des Pma et des pays en développement, nous devons malheureusement déploré que les engagements des pays développés pour appuyer ces programmes n’ont pas été jusqu’ici respectés. Il n’y a pas de mobilisation effective de ressources financières pour permettre de financer les projets et programmes des pays éligibles afin de leur permettre de mieux intégrer le système commercial multilatéral et de vaincre la pauvreté.
Globalement, comme l’évaluation ci-dessus du «paquet de juillet» le montre à volonté, la voie que nous suivons actuellement, à quelque deux mois de la 6ème Conférence ministérielle de Hong-Kong, aussi bien dans les relations commerciales entre les nations que dans la manière dont l’Omc cherche à lever les entraves et les écueils, nous conduit inéluctablement dans une impasse.
De fait les problèmes posés et à résoudre à l’Omc ne sont pas des problèmes techniques de boîtes vertes ou jaunes ou rouges ; ce sont des problèmes éminemment politiques. Il s’agit de savoir si une volonté politique suffisamment forte existe chez les grands dirigeants de ce monde pour changer ce qui est injuste dans les relations internationales après que la Communauté internationale a mis fin, pour l’essentiel, à la colonisation et à l’apartheid.
Encore une fois, il ne s’agit pas de demander l’aumône mais de réclamer simplement Justice. Je ne suis pas oiseau de mauvais augure, mais le confort que créent ces énormes gains illicites réalisés sans coup férir ne présage rien de bon pour l’avenir. Dans une génération, le continent africain abritera un milliard d’êtres humains, essentiellement jeunes qui, l’éducation et la communication moderne aidant, n’accepteront pas, loin de là, de croupir stoïquement dans la misère et la pauvreté imposées par l’iniquité dans les échanges internationaux tout en sachant qu’ailleurs dans le monde existent des espaces d’abondance et de richesses. Au demeurant certains stratèges de l’Otan ne s’y trompent guère qui, en 1997 déjà, considéraient le flux migratoire du Sud vers le Nord comme l’une des cinq plus grandes menaces pesant sur la paix et la sécurité internationales. Les vagues d’assaut sur Ceuta et Melilla semblent n’être qu’un prélude à des situations dont il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’ampleur, les formes et les conséquences sur l’humanité tout entière.
Pourtant, cette sombre perspective peut être valablement inversée. L’Afrique, qui s’étend sur trente (30) millions de Km2 et dont le sous-sol regorge de toutes les richesses connues sur la planète, présente en effet tous les atouts nécessaires pour devenir un marché solvable d’un milliard de femmes et d’hommes qui achètent et qui vendent. Elle peut à cet égard, gagner sa bataille du développement et être un partenaire privilégié pour les autres régions du monde.
Tout cela suppose de profondes réformes à l’Omc, qui s’orienteraient vers une prise en charge spécifique de la situation des Pma en général et des pays africains relevant de cette catégorie en particulier dans les débats et les décisions.
Le dialogue Est-Ouest s’est, pour l’essentiel, bien terminé mais, pour que celui entre le Nord et Sud se passe aussi bien, il est urgent de reformer le commerce mondial et par conséquent l’Omc.  Ceux qui appellent à un nouvel ordre commercial mondial, à l’avènement d’un commerce équitable, ont raison. C’est la voie d’une humanité plus humaine, celle d’un monde débarrassé des racines qui germent Ceuta et Melilla.
 Mamadou DIOP «Decroix»
Ministre du Commerce du Sénégal
 Dakar le 08 octobre 2005

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