Le monde a cessé de croire au Père Noël

A mesure que l’année touche à sa fin, une impression persistante s’installe : celle d’un manque. Les fêtes arrivent, mais quelque chose semble s’être déplacé, affaibli, presque dissous. Et la question revient, insistante : est-ce moi qui ai grandi ou est-ce que les fêtes ne sont plus ce qu’elles étaient ?
La nostalgie ici n’est pas un refuge facile. Elle n’idéalise pas le passé, elle l’interroge. Elle est sociale, économique et culturelle. Elle cherche à comprendre ce qui, concrètement, a changé dans nos vies, nos priorités et notre capacité collective à faire exister la magie.
Je ne parle pas ici de religion. Je parle du Père Noël comme d’un outil de lecture du monde contemporain. Prétexte pour évoquer un monde où l’on avait encore le droit de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre, de croire à des récits imparfaits, parfois absurdes, mais profondément fondateurs.
Quand nous étions enfants, nous croyions à des mythes. A des histoires invérifiables. A l’irréalité des choses. Un vieil homme qui traverse le monde en une nuit, des rennes volants, des cadeaux déposés en silence. Un homme à la barbe blanche, présenté comme venant d’un monde où il neige, là où tout semble à l’opposé de notre réalité. Peu importaient la couleur de sa peau, la distance géographique, les différences culturelles ou même les conditions météorologiques. Aussi flagrantes soient-elles, elles ne nous empêchaient pas d’y croire.
Cette croyance n’était pas une faiblesse. Elle était une forme d’ignorance précieuse, protectrice. Une ignorance qui laissait place à l’imparfait, au flou, à l’imagination. Elle permettait à la magie d’exister.
C’étaient aussi les films de Noël diffusés à la télévision dès la mi-octobre, rendez-vous presque ritualisé qui nous plongeait déjà dans l’atmosphère des fêtes. On cherchait des habits chauds pour se préparer à une fraîcheur hypothétique, même au Sénégal, où il peut faire plus de 25 degrés un jour de Noël. Nous n’avons jamais vu la neige, mais rien ne nous semblait irréel. L’imaginaire comblait les écarts.
Dans les quartiers, les petits commerces se métamorphosaient. Guirlandes, jeux de lumière, sapins souvent en plastique, plus petits que ceux des films, envahissaient l’espace. Aucun de ces détails n’entravait nos rêves. Au contraire, ils suffisaient. La magie ne dépendait pas de l’exactitude, mais de la croyance.
Même loin du pôle Nord, même sans décor féerique, le Père Noël trouvait toujours le chemin. Non pas parce que tout était parfait, mais parce que nous vivions dans un monde où les enfants avaient le droit d’être naïfs, ignorants et simplement des enfants. Un monde où le doute n’écrasait pas l’émerveillement, et où l’imparfait avait encore sa place.
Aujourd’hui, cette place s’est considérablement réduite, presque étouffée par un monde saturé d’informations, de certitudes et de réponses immédiates. La vérité est devenue immédiate, accessible, définitive. Avant même que l’imaginaire n’ait le temps de se construire, il est confronté à des réponses claires, sans mystère. Les enfants savent. Ils savent vite, parfois trop vite. Une simple recherche suffit à déconstruire le mythe, à briser l’illusion, à refermer la porte du rêve.
Ce n’est pas que les enfants soient moins capables d’imaginer, mais le monde ne leur laisse plus le droit de le faire. L’imaginaire n’est plus protégé ; il est constamment mis à l’épreuve par une vérité froide, factuelle. La magie de Noël n’a plus d’espace où se déposer.
A cela s’ajoute une réalité tout aussi déterminante : le manque de temps et de moyens. Les parents, pris dans les exigences du quotidien et la pression économique, n’ont plus toujours la possibilité de faire exister ces rituels. Flâner dans les rues, chercher un cadeau, fabriquer l’attente devient un luxe.
Au Sénégal, la cherté de la vie a particulièrement marqué cette période, donnant à cette nostalgie une portée politique au sens noble, ancrée dans des réalités économiques et sociales bien concrètes, révélant de manière brutale des inégalités structurelles et des priorités économiques qui laissent peu de place à la célébration, encore moins à l’insouciance. Les cadeaux sont devenus inaccessibles à beaucoup de familles. Les arbres de Noël collectifs, les fêtes de quartier, les rassemblements pensés pour les enfants ont presque disparu cette année. La fête est passée discrètement, étouffée par les urgences du quotidien.
Même l’espace public en porte les traces. Là où les rues débordaient autrefois de jouets et de vendeurs, le silence s’est installé. Les étals se font rares, l’agitation s’efface. Comme si la fête avait été suspendue.
La Foire internationale de Dakar n’a pas connu son effervescence habituelle. Une bonne partie des Sénégalais ne savent même pas si elle a réellement eu lieu. Et celles et ceux qui s’y sont rendus n’y ont pas retrouvé l’ambiance d’autrefois. Les allées semblaient plus calmes, l’enthousiasme plus discret, comme si les esprits étaient ailleurs.
C’est comme si les gens étaient préoccupés par d’autres urgences, d’autres priorités plus lourdes que la célébration. Même les rares initiatives mises en place ont semblé perdre leur âme, vidées de ce qui faisait autrefois leur chaleur et leur pouvoir de rassemblement.
Alors, est-ce nous qui avons grandi ou est-ce le monde, devenu trop pressé, trop informé et trop contraint, qui a rendu les fêtes impossibles à vivre comme avant ? Sans doute les deux. Mais surtout, les conditions qui permettaient à la magie d’exister le temps, l’imaginaire, les moyens, l’insouciance se sont peu à peu dissipées.
Peut-être faut-il désormais inventer autre chose. Une magie moins fondée sur l’illusion, moins soumise au marché, mais plus consciente, plus juste. Une magie qui ne cherche pas à reproduire le passé, mais à redonner du sens au présent.
Par Fatou Warkha SAMBE



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