Makhily Gassama, ancien ministre, ancien ambassadeur : «Le Sénégal a sauvé Condé d’une mort certaine»

Il a été ambassadeur du Sénégal à Conakry à l’époque où Alpha Condé, alors opposant à feu Lansana Conté, était contraint de se cacher pour se soustraire à des brimades qui auraient pu entraîner sa mort. Makhily Gassama analyse, pour Le Quotidien, l’évolution des rapports entre les deux capitales.

Vous avez un temps servi comme ambassadeur du Sénégal en Guinée. Quelle analyse faites-vous de l’évolution des relations entre les deux pays ?
J’ai servi en Guinée comme ambassadeur du Sénégal de 1989 à 1993, si ma mémoire ne me trahit pas. Pour bien camper les deux pays dans l’histoire politique récente de la sous-région, il faut tout au moins remonter jusqu’au temps des colonies. Même sous le régime colonial, les populations sénégalaises et guinéennes n’avaient jamais réellement admis ou toléré l’existence matérielle des frontières. A leurs yeux, elles constituaient le même Peuple et en conséquence. L’in­tensité des relations commerciales au temps des colonies et depuis l’accession de leurs pays à l’indépendance n’est ni le fait de l’Admi­nistration coloniale ni celui des régimes autochtones depuis le Référendum du 28 septembre 1958. C’était le fait exclusif des deux populations.
C’est ici qu’il faut évoquer nos relations avec le pays de Sékou Touré. J’ai toujours dit et écrit qu’il y a, dans l’histoire de l’indépendance de la Guinée, une zone d’ombre que nos chercheurs, nos historiens, nos politologues doivent éclairer avant la disparition des principaux témoins : les circonstances exactes dans lesquelles la rupture fut fatale entre la Guinée de Sékou Touré et la France du Général de Gaulle. Tout s’était détérioré en quelques maigres heures. Les deux parties savaient que Sékou Touré ferait voter le «Non» au Référendum du 28 septembre 1958 et qu’il était libre de le faire. Donc ce n’était pas le vote intentionnel du «Non» qui avait créé ce violent court-circuit politique qu’aucune des parties n’avait vu venir. Sékou Touré avait bien soumis son discours à Pierre Messmer pour avis, et lui avait remis une copie pour le Général de Gaulle bien avant le fameux meeting. Les amendements de Messmer étaient bien acceptés par l’auteur. Le Général de Gaulle avait-il lu le texte de Sékou Touré ? Nul ne sait. Sékou Touré était un tribun hors du commun. Et son public a toujours été délirant à chaque sortie du grand orateur. Le ton, la gestuelle l’auraient-ils emporté sur le contenu du texte ? Et l’on sait que le Général de Gaulle était un homme d’Etat très sensible à l’applaudimètre. Tous ces facteurs intimement associés en même temps constituaient un explosif difficile à maîtriser.
Pour éteindre le feu, ce feu qui fera des ravages en Guinée, car les dommages collatéraux seront nombreux et parfois catastrophiques, Sékou Touré, surpris par l’attitude courroucée du Général français, avait bien fait précipitamment appel à ses amis sénégalais du monde de la politique. N’était-ce pas là le signe d’une marque de confiance et de respect ? Des interventions intenses entre les deux parties avaient bien eu lieu. Ce qui, en aucune manière, n’avait affecté ou remis en question la volonté inébranlable de Sékou Touré de faire voter le «Non» au Référendum. Sans toujours le proclamer publiquement, on voit bien que l’homme de Conakry avait beaucoup de respect pour notre pays. De lui, notre Peuple n’avait souffert d’aucune mesure de rétorsion. Les conflits que nous avions toujours vécus ne l’opposaient pas au Peuple sénégalais, mais au Président Léopold Sédar Senghor. Sen­ghor, incon­testablement, aimait la France et sa culture et proclamait et chantait son amour pour ce pays impérialiste et il semblait heureux de proclamer publiquement cet amour, en dépit des souffrances causées en Afrique par les élites politique, intellectuelle et économique de la France. Ayant été son proche collaborateur, je sais que même son entourage immédiat avait fini par en être offusqué. Et Sékou Touré se méfiait de la France du Général de Gaulle et de ses amis inconditionnels, et ne nourrissait aucun complexe vis-à-vis de l’ancien colonisateur qui continue à nous refuser toute souveraineté véritable, plus de soixante ans après la proclamation de l’indépendance de nos pays. Il serait édifiant d’écouter les Sénégalais qui avaient eu l’opportunité de rencontrer le Président Sékou Touré : tous soutiendront que l’homme de Conakry avait une idée très noble de notre pays.

Cette noble idée a-t-elle été portée par ses successeurs ?
Je dois dire que j’entretenais, avec son successeur Lansana Conté, d’excellentes relations avant d’accorder l’asile politique à son principal opposant Alpha Condé. A distance, il y a des êtres qui sont méprisables. A proximité, les mêmes êtres deviennent étonnamment sé­duisants. C’était le cas du Pré­sident Lansana Conté. Soldat, Lansana Conté était d’une rigueur parfois agaçante. Soussou, il avait souvent cette gaieté qui nous rend la vie supportable et cultivait un sens aigu de l’humour, qui jurait avec son attitude apparemment austère (du reste, l’humour ne naît pas sans ce contraste). Il aimait le Sénégal, il l’aimait avec tendresse et ne s’en cachait pas. C’était un ancien du Prytanée militaire de Dakar-Bango à Saint-Louis du Sénégal. Son rêve, «le plus cher», me disait-il, c’était de marcher de Saint-Louis à Dakar-Bango alors que sa santé était devenue chancelante. Faire à pied, en soldat, cette longue distance, en dépit de son haut rang, était – hélas ! – un rêve qu’il n’avait pas pu réaliser. Les hautes autorités sénégalaises de l’époque ne m’avaient pas suivi dans ma requête. J’en souffre encore…

Vous avez dit avoir hébergé Alpha Condé, à l’époque opposant au pouvoir de son pays. Quel souvenir avez-vous gardé du personnage ?
Je ne connaissais pas Alpha Condé. Je n’avais jamais entendu parler de lui. Il paraît qu’il avait été président de la Feanf et qu’il avait été Professeur à la Sorbonne, ce que je ne crois pas du tout, pour y avoir été étudiant. Je n’avais jamais été membre de la Feanf bien que fin des années 1960 et début des années 1970, il m’était souvent arrivé de donner des conférences sur la demande de ses membres dans les villes de province. Je connaissais plutôt le camarade de parti de Alpha Condé, le talentueux dramaturge feu Ahmed Tidjani Cissé. C’était l’homme de terrain du parti qui avait osé prendre de nombreux risques pour implanter dans les régions un parti politique qui n’était pas officiellement reconnu. A tout moment, il aurait pu se faire arrêter. J’avais de l’admiration pour son courage et ses talents.
Alpha Condé avait passé environ 45 jours avec moi, à la résidence de l’ambassade du Sénégal, encerclée 24h sur 24 par des antigangs, soldats colosses connus pour leur caractère belliqueux et violent. Le bâtiment d’en face, réquisitionné, abritait des soldats postés derrière des canons braqués sur les portes d’entrée du bâtiment de la résidence durant les 45 jours. L’événement avait été vécu dans la plus grande discrétion, loin des médias, même des médias sénégalais et guinéens, pour éviter tout dérapage. Seule Rfi rassurait régulièrement ses auditeurs en diffusant : «Il (Alpha Condé) est en lieu sûr…» Et cette petite information, – salutaire – de par son caractère imprécis, avait permis de semer le doute dans l’esprit de la population guinéenne, même chez les décideurs politiques : on pensait à son transfert discret dans une grande ambassade comme celle des Etats-Unis ou de la France, dont la sécurité est assurée par ces pays eux-mêmes et non pas par le pays hôte, ce qui est le cas du Sénégal. Ainsi, toute attaque ou invasion de la résidence du Sénégal par des individus ou des groupes armés constituerait alors une aventure fort risquée. Comment savoir que c’est bien là que se trouvait l’opposant traqué ? Je reconnais que le service rendu par Rfi était énorme.
J’avoue qu’il n’y avait pas beaucoup d’échanges entre Alpha Condé et moi durant les 45 jours de son asile, surtout quand je m’étais aperçu que nous n’avions pas de valeurs à partager en politique et ses approches, dans ce domaine, me laissaient pantois. Je n’aime pas la violence, ni verbale ni gestuelle. Nous avions un ami commun, feu Pierre Mam­boundou, un opposant au régime du Président El Hadj Omar Bongo, un homme cultivé, tout de finesse, un homme qui savait où il allait. Je le donnais souvent en exemple aux amis, en parlant des frasques de l’autre.

On a le sentiment au Sénégal que le Président Condé ne porte pas les Sénégalais dans son cœur. Y aurait-il, pour vous, des raisons qui pourraient justifier ce sentiment ?
Nous avons parlé de la tendresse et du respect que les prédécesseurs du Président Alpha Condé avaient pour le Sénégal. Ce n’était pas feint. Et les Sénégalais leur ont bien rendu la monnaie. Vous connaissez la place qu’occupe la jeunesse guinéenne au Sénégal dans le commerce de détail et, d’une manière générale, dans l’informel. Et les Sénégalais, comme unanimement, ont adopté ces Guinéens et bien d’autres, œuvrant dans d’autres secteurs, comme des enfants du pays. Entre eux et les Sénégalais, c’est la fraternité sans faille. Quand on est à la tête d’un de ces Etats, il est prudent et sage de tenir compte de ces données. Ce n’est nullement le cas du Président Alpha Condé. Il semble fiévreusement agrippé à son ego, à tel point que rien d’humain ne peut trouver place en lui. Il semble agir comme si son pays doit vivre dans l’autarcie la plus complète pour son salut.
Les attaques et mesures du Président Alpha Condé ne s’adressent pas au Président Macky Sall, qui semble se rire de ses sautes d’humeur, mais au Sénégal, contrairement au Président Sékou Touré qui s’adressait directement au Président Senghor. L’opposi­tion entre ces deux hommes était politique et idéologique, et aussi crypto-personnelle. Mais sans Dieu et le Sénégal, le Président Alpha Condé, lui, n’aurait jamais été au poste qu’il occupe présentement à la tête de son pays. Le Sénégal a tout fait pour cet homme qui nargue notre pays sans cesse. Qu’avait fait le Sénégal pour les Présidents Sékou Touré et Lansana Conté dans leur effort d’ascension vers le sommet ? Rien, absolument rien ! Ils ne nous devaient rien. De Samory Touré à nos jours, en passant par Alpha Yaya Diallo, quel homme politique guinéen avait reçu une telle faveur du Sénégal ? Une faveur de cette qualité ? Personne ! Quant au Président Alpha Condé, le Sénégal l’a sauvé d’une mort certaine en lui accordant l’asile politique. Face à lui, au sommet de l’Etat, le Président Lansana Conté n’était pas le seul bras armé. Ceux et celles qui n’ont pas vécu ce que mes collaborateurs et moi et nos familles avions vécu pendant 45 jours peuvent le contester, mais lui, le Président Alpha Condé, sait bien que les Sénégalais avaient risqué leur vie pour sauver la sienne. De 1958 à nos jours, une telle protection efficace et discrète d’un opposant politique par un pays étranger a-t-elle existé dans une ambassade africaine ? Et c’était encore, des années plus tard, nos robes noires qui l’avaient arraché des geôles de Lansana Conté. Et pourquoi cherche-t-il à agir avec tant de fougue, tant de haine contre ce pays ? Lui seul, au tréfonds de lui-même, en a la réponse.

Le 3ème mandat qu’il a brigué a été acquis dans la violence et le sang de beaucoup de Guinéens. Cela pourrait-il se justifier, au regard de ce que vous connaissez de l’espace politique en Guinée ?
C’est une aberration qu’aucun citoyen africain consciencieux ne peut tolérer. Comment nous, Africains, parvenons à croire, une fois au sommet des affaires politiques, que nous sommes seuls, sur toute l’étendue du pays, à mériter d’être là où nous sommes, que nous sommes indispensables ? Lorsque j’ai appris qu’il cherchait à tripatouiller la Constitution de son pays pour obtenir un troisième mandat, j’ai alerté des amis communs dont feu Babacar Touré, qui seul avait réagi. Je sais que ce dernier avait bien pris contact avec lui. Au fait, il fallait s’y attendre. Quand s’agite en nous un ego puissant et aveugle, tout devient possible, car l’ego, à ce degré extrême, étouffe toutes autres valeurs, même si elles sont au service de causes nobles, comme le développement d’un pays pauvre ou l’épanouissement de ses compatriotes.
Le Sénégal avait accordé à l’opposant guinéen l’asile politique dans des circonstances difficiles. Il fallait le faire, car c’était un devoir impérieux. Mais si je savais que cet homme, qui avait bénéficié de cette faveur exceptionnelle de mon pays, sacrifierait un jour tant de Guinéens à un simple troisième mandat, je n’aurais jamais demandé aux hautes autorités de mon pays de m’autoriser à lui accorder l’asile politique : sa vie ne vaut absolument pas celle des dizaines de Guinéens assassinés ou arbitrairement détenus dans les geôles affreuses de son régime. Je sens mon pays responsable de chaque tête qu’il a fait tomber, de chaque soupir de souffrances dans ses geôles. La responsabilité du Sénégal est énorme – hélas ! – dans ce qui est en train de se passer dans ce beau pays du Sahel.



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